L’abyme et le vent
Meyer présente une série de photomontages grands formats. Ces compositions où fantastique et réalisme s’amusent sur le théâtre du ruedo, offrent une vision singulière et poétique de l’étrange magie qui habite l’univers de la corrida, de sa puissance. La série à l’intitulé mystérieux L’abyme et le vent où la prestation prodigieuse de José Tomas à Nîmes tient une place particulière, propose un regard neuf, un regard qui associe émotion et histoire, un regard qui avance avec élégance et passion sur le terrain délicat de la représentation de la corrida.
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Le fantôme de Galapagar
« L’été s’éteint et je voudrais revenir sur le solo de José Tomás à Nîmes, l’année dernière. Les seize mille personnes présentes ce jour-là savent la force du silence qui nous a soumis.
Je n’ai jamais senti entre mes os autant de magie bouleversante, d’une vérité fracassante. Le toréo sidéral de Tomás a illuminé la face cachée d’un astre secret, immense, si proche. Un lieu étrange et crépitant, au temps incertain, où je peux maintenant me glisser, fiévreux et médusé.
Un présent permanent de sa part, un présent délicieusement indescriptible.
Nous aimons scruter la noirceur de l’insaisissable, c’est dans l’ombre de l’obscurité que se tissent les précieux filaments ardents, artefacts du mystère. Le toro est une sauvagerie de l’espace, un trou noir. Ce jour là dans le sillage de la nef nîmoise j’ai aperçu l’imaginaire s’esclaffer et, noyé dans notre soif d’incompréhension je ne peux que chuchoter.
Je veux cependant partager une vision. J’ai vu quelques fois la corne traverser la cuisse de Tomás, comme si elle pénétrait un nuage clair. Je ne parle pas d’illusion, mais bien de vision. J’ai cherché dans les photographies, je n’ai rien trouvé, aucune trace. Le mage est debout et nous vivons l’ampleur de son sortilège le plus ahurissant, celui du fantôme et des molécules affolées -Ne dit-il pas lui-même qu’il laisse son corps à l’hôtel quand il vient toréer ? Sortilège qui s’est tant de fois suspendu, tant de fois cassé, comme le sang sous le sable d’Aguascalientes. Il faut croire qu’il a terriblement ciselé ses enchantements durant ses années de retraite et de méditation, de disparition. On peut croire aussi que son fantôme solaire a passé la nuit au toril, allongé dans le souffle des taureaux, rêvant l’éclat du récital fantastique qui va naître.
J’exagère ? Je ne pense pas. Tous les jours, la poésie de son spectre me hante. Je brûle infiniment d’une si belle tristesse à chaque instant où je vois l’image de cet homme droit. Il est là, délicatement, il enveloppe de soie les soupirs qui s’échappent de ma bouche bée. »
Meyer, septembre 2013
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L’abyme et le vent
« Voilà quelques jours étirés que je suis revenu de Madrid. La lumière du cercle féerique qui s’est refermé sur moi dans les arènes de Las Ventas ne s’estompe pas, au contraire. La corrida est là. Ce cercle vient d’une ligne qui traverse le Gard dans le sud de la France, une ligne sur laquelle je fus cloué enfant et adolescent, d’une extrémité à l’autre, entre le théâtre affolant et révolutionnaire de Benedetto à Avignon et le centre des arènes de Nîmes où triomphait alors Paco Ojeda.
Nîmes, ma ville paternelle, le Prolé et le Poète, le Sémaphore et les naufrages dans l’antre doux où grillait le cinéma de Cassavetes. La masse douloureuse de Michel Gilles et la densité de ses toiles. Nîmes et ses férias, le plaisir coquin de toréer les voitures. Ces dizaines de corridas que j’ai pu voir calmement installé dans le poing serré de mon père. J’aimais voir Paco, le sorcier nonchalant, celui qui démontait les arènes pour leur offrir une histoire. Quelle belle folie de le voir s’abandonner totalement au sable, sa magie, sa voix, sa délicatesse pour accompagner la mort et son obscurité. Tant d’autres moments bien sûr, tant de visions. La splendeur et la fierté que nous tendait Nimeño II, possédé et pieds nus dans une tempête de fauves noirs. Je vacille toujours dans l’attente de l’image du monstre surgissant du toril. C’est une terrible venue au monde qui résonne. La corrida. J’apprécie là le poids des souvenirs d’enfance, la peur s’épuise.
Je voyage, et partout il se tient là, lui, le Fantastique. Ce géant de phosphore, ce fou aux cent visages ruisselants est partout, assis sur le trône opaque du réel, et il se laisse dévisager, lui, la plus troublante découverte des hommes. Ce jour-là dans le silence des arènes de Las Ventas il m’attendait, amusé, et m’invita à contempler à nouveau la corrida, rituel de magie totale.
Le torero est un mage solitaire, un maître absolu du sortilège, un prodige rouge. Il pratique une magie infiniment complexe, qui se tisse de runes dessinées de la pointe de la ballerine dans la chaux et le sang, d’incantations criées aux défunts, aux danses tantriques de la muleta, aux enchantements que chuchotent les murs, au sacrifice de la bête par l’épée. Alors parfois, comme ce jour-là, l’envoûtement prend forme, les arènes se retirent, laissant place à un trou dans le Monde où la poésie du vent s’engouffre. Au fond du trou se déploie le visage réveillé du primitif. Ce visage est celui d’une femme, oui, je pense voir une femme. Celle qui se retourna en elle pour faire face au monstre. Ce monstre qui galope depuis la nuit des temps les sabots brûlants sur la face interne de notre viande, celui qui tue sans discernement, d’instinct, et qui doute jusqu’au dernier instant de sa propre mort. Je vois là le visage de celle qui fit basculer l’humanité dans l’existence, celle qui prononça le premier mot, celle qui sut dire non à l’animal qui nous possède. Nous apprendrons à vivre.
Voilà toute la puissance de l’envoûtement, le visage murmure qu’il n’y a pas d’autre pouvoir à prendre que sur soi-même, le seul pouvoir que l’on doit dignement convoiter. Voilà, la magie du toreo qui domine, puis embrase la perspective du néant par création du geste mélancolique, des naturelles, et de ce flottement sensuel de la hanche sur la pointe tendue de la corne. C’est d’ici que vient l’amour insondable du torero pour le taureau, du désir de s’appartenir. Il vaut mieux se faire un compagnon du démon que l’on abrite. D’ailleurs, c’est pour cela que la barbarie se moque, la plupart du temps, de la corrida. La barbarie se tient ailleurs, dans la misère et dans le métal des mines anti personnelles, à l’ombre des écrans. Elle ne pourrait voir Sébastien Castella, la cuisse noire trouée, résister le temps du rite et pointer du doigt le peu d’espace libre qui se trouve devant nous.
La corrida est magie, la tauromagie qui éclaire le visage.
Me glissant ce jour là dans le cercle fantastique de Las Ventas, j’ai su que je ne suis jamais le même. Nous continuerons à envahir le mystère et j’écris mon amour pour la corrida. Va torero, avance encore dans l’abyme et le vent, va, montre moi. »
Meyer, juin 2012
Remerciements à Cobertura Photo, aux directions des arènes de Nîmes, Madrid et Arles et à Leïca Store Paris.