Curauma (Valparaiso, Chili, 2016)
Invité en résidence par le Festival de Photographie de Valparaíso, Bertrand Meunier a porté son regard sur les mutations urbaines du quartier de Curauma, dans la lignée de ses travaux précédents inspirés du mouvement New Topographics.
Autres artistes invités : Juan Manuel Castro Prietro, Claudine Doury, Gilles Favier et Paolo Verzonne.
Déshumanisation d’un monde sans lieu
Les formes d’urbanisation sont toujours l’expression d’une époque. En ce sens, le portrait que Bertrand Meunier dresse de notre monde, en disséquant l’édification des zones d’habitation qui colonisent les collines boisées entourant Valparaiso, est d’une radicale cruauté, implacable comme la froide lumière d’hiver qui baigne ses photographies.
Dans l’univers du faux et de l’artificialité, la complète et brutale extermination des espaces naturels est un préalable, quitte à réintroduire ensuite, dérisoire ersatz d’une nature perdue, quelque pathétique alignement d’arbustes rabougris. Alors que la ville traditionnelle tirait son charme de sa capacité à composer avec son milieu, tout en matérialisant l’histoire singulière de ceux qui l’habitent, ces quartiers flambant neufs sont simplement posés sur l’absolue négation d’un environnement réduit à l’aridité d’un désert. Qu’ils soient construits sur la destruction, les images de Bertrand Meunier le démontrent avec une limpidité toute géométrique.
L’effacement des lieux, en tant que lieux propres, singuliers, est l’une des dynamiques profondes de notre temps. Les mêmes quartiers, les mêmes édifices, les mêmes centres commerciaux pullulent aux quatre coins de la planète. La prolifération des écrans amplifie l’indifférenciation des lieux. Ce qui est ici pourrait tout autant être ailleurs. Entre l’ici et l’ailleurs, la distinction se brouille. Fallacieuse ubiquité. Est à l’œuvre une logique générale de délocalisation, terme qui désigne l’un des mécanismes essentiels de la transnationalisation de la production capitaliste et auquel on peut donner une portée plus ample encore. Ce qui domine, avec l’extension planétaire du néolibéralisme, c’est la généralisation de formes de vie a-topiques, sans lieu propre, fondées sur une élimination de l’espace concret. On oublie que vivre, c’est toujours vivre-là. Le sens des lieux se meurt.
Ces non-lieux sont partie prenante d’un monde traversé par des flux incessants. Les zones d’habitation péri-urbaines, qu’on n’oserait pas qualifier de ville ni même de quartier, ne peuvent se concevoir sans les infrastructures routières et sans la centralité de l’automobile, comme moyens de relier des secteurs résidentiels et des centres de travail de plus en plus éloignés. Ils sont indissociables de l’incitation à la consommation standardisée dans le supermarché le plus proche, mais aussi de l’endettement qu’implique l’accès à la propriété d’un logement construit sur le sol mouvant des fluctuations économiques et financières globales, et, par conséquent, lourd d’inquiétudes pour qui aura à dépenser sa vie pour en régler les intérêts.
Les flux de la « globalisation fragmentée » ne signifient en rien liberté de se mouvoir dans des directions imprévues, mais, tout au contraire, intégration dans un modèle de vie imposé et répété à des centaines de millions d’exemplaires. Ces flux ont aussi un envers. Tout comme l’idéal de libre circulation des marchandises a pour contrepartie les obstacles partout opposés aux migrants, ici, de hauts murs quadrillent la zone d’habitation et la cernent tout entière de leur sinistre grisaille. C’est sans doute qu’il faut se protéger d’obscures menaces, complaisamment entretenues afin d’assurer la généralisation d’un mode de gouvernement par la peur. Ce monde du repli sur soi et de la peur de l’autre est celui d’un auto-enfermement dans la réalité. Passablement lugubre.
Ces espaces a-topiques sont sans âme, exsangues. Parfois, on croirait déceler dans la raide géométrie des façades le ricanement déformé d’un visage fantomatique. C’est sans doute parce que nous ne parvenons pas à nous faire à l’idée d’un univers si profondément déshumanisé. Mais ces regards imaginaires demeurent désespérément vides. Les espaces a-topiques sont la manifestation d’un monde où il ne reste à peu près rien d’humain, rien de la possibilité d’un simple geste, rien de la texture sensible des situations qui nous font éprouver cette force créative de la vie que nous partageons avec d’autres humains.
Ici, s’impose la reproductibilité d’une existence standardisée, dont le jeu réglé de quelques variantes ne dissimule en rien le principe. Ce qui se matérialise ainsi, ce sont les normes fondamentales d’un mode de production dont la course folle, aiguisée par une compétition exacerbée et projetée à l’échelle planétaire, est tendue vers une quête de rentabilité qui exige une rationalisation millimétrée, une gestion infinitésimale du temps, une pression constante sur les investissements subjectifs. La logique de la valorisation du capital, sous l’espèce d’un besoin de profit que les conditions d’hyper-concurrence rendent de plus en plus fragile, domine partout, absolument, sans répit et sans reste. C’est cette caractéristique de notre monde que le travail de Bertrand Meunier rend visible en recourant à la sérialité, pour donner, sans crainte de sacrifier la narration photographique, toute sa portée au standard de normalisation répétitive.
L’individualisme du chacun pour soi, et bien souvent du tous contre tous, fait rage. Il balaie ce qui pouvait rester de solidarité et mine les subjectivités au plus intime d’elles mêmes. Ce qui apparaît alors, et crève ici les yeux, c’est la fallacieuse supercherie de cette promesse d’un accomplissement de soi dans les miroirs de la réussite sociale et de la consommation. Cet individualisme-là nous sépare des autres pour mieux produire une uniformisation des modes et de vie et de leurs non-lieux. Loin que la singularité créative de chacun puisse s’épanouir dans des formes collectives d’auto-détermination, ce qui triomphe, en même temps qu’un égocentrisme exacerbé jusqu’à la pathologie, c’est le conformisme disciplinaire de formes convenues. Éclat de cruelle ironie : chacun aura son chez soi, et même l’insigne liberté de se distinguer en plantant qui un yucca sagement ébouriffé, qui un arbuste aux arrondis bien taillés.
Au fil de ce portrait sans fard de la déshumanisation produite par le capitalisme, chaque photographie nous lance la même question. Comment pouvons-nous encore supporter l’insupportable, tolérer un tel monde écocide, mortifère, misérable ? Faut-il que les forces à l’œuvre dans la supposée rationalisation du productivisme capitaliste soient si glacées pour sembler à se point étouffer la capacité de créativité, la multiplicité des savoir-faire vernaculaires, l’art de faire communauté pour mieux s’ouvrir aux autres ?
Ce monde-là est une voie sans issue. Sans autre issue que le désastre programmé. Il est grand temps d’ouvrir une multitude de chemins de traverse.
San Cristóbal de Las Casas
Texte de Jérôme Baschet