Entre deux Eaux (Locmariaquer, 2016)
« Les voies maritimes », le projet photographique mené par Denis Bourges sur les côtes de la Manche, explorait déjà les lisières entre terre et mer. Il y était question de paysage géographique et humain. En résidence à Locqmariaquer dans le Morbihan, le photographe s’est cette fois intéressé au travail de ceux qu’on appelle parfois les jardiniers ou les paysans de la mer. Dans la cité de l’huître, les ostréiculteurs représentent une force vive qui perpétue une tradition d’élevage depuis la fin du 19e siècle. Ancien berceau de l’huître plate, le village a vu dans les années 1930 près de 400 personnes travailler aux parcs. Aujourd’hui, une vingtaine d’exploitations emploie une cinquantaine de personnes aidées des travailleurs saisonniers. Entretemps le secteur aura traversé plusieurs crises économiques. En 1974, l’huître plate disparait, exterminée par deux parasites. Depuis lors, c’est l’huître creuse qui est cultivée.
Denis Bourges débarque avec ses bottes en caoutchouc et son appareil photo sur ce littoral situé non loin de l’embouchure de la rivière d’Auray, entre le Golfe du Morbihan et la baie de Quiberon. Il connait bien le secteur pour y avoir vécu un moment. Son idée, on pourrait même parler de sentiment, n’est pas de documenter la profession d’ostréiculteur mais de la projeter dans un champ imaginaire et réel tout à la fois.
La technique de surimpression photographique brouille les pistes et les horizons. Elle accentue les traits des corps des travailleurs plongés dans l’élément marin et confère à l’ensemble un aspect poétique et étrange. Ce sont des gestes répétés quotidiennement qui traduisent la patience infinie dont il faut se munir pour faire grandir les huîtres. Depuis la captation des naissains jusqu’à leur maturité, il faudra les couver trois ans, en les manipulant avec précision et délicatesse. Un véritable labeur qui s’effectue au rythme des marées. Les barges plates typiques permettent de se rendre dans les parcs en pleine mer quand la marée commence à descendre pour tourner les poches dans lesquelles les huîtres sont logées ou à marée haute pour venir les « semer ». Les parcs en estran, nécessitent de travailler l’eau à mi-cuisse, quelle que soit sa température, même si Locqmariaquer bénéficie d’un microclimat.
Il y a de la fierté, du courage et parfois de la fatigue dans les photographies de Denis Bourges. De la rêverie aussi quand les regards se perdent vers l’horizon. Immergés dans une marine dont les lumières et les variations climatiques ravissent les visiteurs, les ostréiculteurs paraissent indifférents à cette beauté océanique, concentrés sur l’élevage des huîtres dont nous nous délecterons. De la table de fête à la découverte fantasmée d’une perle de culture, les huitres ont aussi parfois mauvaise presse. Ne dit-on pas « fermé comme une huître » ou même « l’intelligence d’une huître ». Léon Paul Fargues corrige le tir en écrivant « J’adore les huîtres, on a l’impression d’embrasser la mer sur la bouche ».
Une passion toute singulière anime le photographe, sensible à la difficulté du travail dans sa dimension physique et économique, il raconte : « Jusqu’à présent, on faisait commerce des huîtres pour gagner sa vie, dans quelques années, il ne s’agira peut-être que de se nourrir « Difficile de passer sous silence, l’endettement des ostréiculteurs comme celui des agriculteurs et la crise qui secoue la profession. L’ostréiculteur gère aussi la vente de sa production, soit à des grossistes, soit à des détaillants, soit directement à des consommateurs. Etranglé par les taxes, il subit également la concurrence de certains pays européens qui produisent à moindre coût.
Eau salée, eau douce, courants, marées, l’exigence du goût qui va exploser en bouche nécessite un travail de longue haleine. L’étape finale de l’affinage, à l’instar du vin, déterminera les différentes saveurs.
C’est ici l’occasion de découvrir ce véritable savoir-faire dans la vision dédoublée du photographe Denis Bourges. L’imbrication des images, de l’élevage à la récolte jusqu’au conditionnement donne à voir à la réalité d’un métier où les cirés et bonnets bretons côtoient la Vierge Marie qui protège les marins et les travailleurs de la mer.
Isabelle Stassart
Série réalisée dans le cadre d’une résidence à l’invitation du festival Escales Photos 2016.